Pour la postérité
18042008Dédicace de l’auteur : à Jardinbaroque dont le blog m’a beaucoup influencé pour créer celui-ci. Qu’il soit remercié pour ses encouragements et ses remarques !

Serait-ce un regard perdu ? Mélancolique ? Nostalgique ? Vide ? Une tache lumineuse, minime, dans chaque oeil serait le signe de cette émotion palpable ? Elle est simple à gauche, double à droite… le peintre et son chevalet entre la fenêtre et son modèle ? Au-delà d’un simple procédé pictural pour donner vie au portrait, ces yeux nous parlent et cherchent nous dire quelque chose. Mais quoi ?
Rogier van der Weyden (vers 1399-1464) ou un de ses suiveurs (je laisse le débat aux spécialistes) réussit ici un tour de force : rarement (pour ne pas dire jamais) le regard n’a atteint un tel degré d’émotion et de passion. Pourtant, Dieu sait si ce peintre en avait fait sa spécialité.
Né vraisemblablement dans la région de Tournai et élève de Robert Campin, bien vite le jeune artiste prend du galon. Âgé d’une trentaine d’année, il devient peintre officiel de la ville de Bruxelles. Quel luxe pour cette ville drapière dont les étoffes sont si coûteuses qu’on ne peut les acheter en monnaie sonnante et trébuchante ! Quel prestige aussi pour cet artiste d’être employé par la ville qui accueille la cour de Bourgogne, la plus prestigieuse de l’époque ! Après un pèlerinage en Italie, il revient dans la ville et s’y éteint en 1464.
A l’objectivisme visuel de van Eyck, van der Weyden répond par une intériorité subjective. Je m’explique : alors que la première génération de « Primitifs flamands » s’emploie à rendre réaliste le sujet « le plus objectivement possible » (justes proportions, rendus des matériaux, perspectives visuelles…), van der Weyden tente de traduire un sentiment intérieur, par définition subjectif. Généralement, ce sentiment est la devotio moderna (doctrine où la contemplation, la communion de l’âme avec Dieu, est l’aboutissement du chemin spirituel) qui connaît un succès certain dans les anciens Pays-Bas au XVe siècle. Mais dans le présent tableau, est-ce de la simple dévotion ?
D’abord, identifions le sujet : il s’agit d’Antoine de Bourgogne, dit le « Grand Bâtard », fils naturel du duc de Bourgogne Philippe le Bon et de sa maîtresse Jeanne. Des inscriptions au dos du tableau nous l’attestent. Antoine est né vers 1430 et mort en 1504. Tout comme ses ancêtres, il est bibliophile et jouteur invétéré.
Sa position dans le tableau est classique pour l’époque : le buste et la tête tournés de trois-quart, le regard fuyant, une main sur le bord du tableau (afin d’accentuer le réalisme de cette « fenêtre ouverte sur le monde »), le fond est sombre, ce qui permet au personnage de s’en détacher et au spectateur d’en admirer le visage et les attributs.
Le tableau, quant à lui, doit être daté des années 1460-1470. Antoine est fait chevalier de l’Ordre de la Toison d’or en 1456 et semble arborer une trentaine d’années. Son autre portrait (conservé aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles), beaucoup plus célèbre que celui-ci, le représente une flèche à la main et un haut bonnet sur la tête, très en vogue durant les années 1465-1470.
Tout de suite, les similitudes des deux portraits interpellent : la même coupe de cheveux, le même type d’habits, la même bouche, les mêmes yeux, les mêmes sourcils (surtout le droit, un peu plissé), etc. Seul changement notable, la main : elle n’est pas du tout disposée au même endroit. Mais qu’importe. Ces deux tableaux ne sont que trop similaires que pour ne pas avoir une parentée quelconque, en dehors du modèle. Vraisemblablement, ils furent produits à partir de la même esquisse. Mais les deux se valent-ils pour autant ?
La main de van der Weyden n’est plus remise en doute concernant la version de Bruxelles. De fait, elle est plus soignée, les contours sont plus nets, la main est semblable aux autres que le peintre illustre dans ses oeuvres. A l’inverse, la copie de la collection particulière est moins soignée : contours flous, retouches (notamment au niveau de la main), doigts plus massifs que ceux décharnés que van der Weyden peints habituellement, etc. Le doute quant à son authenticité est donc permis.
Pourtant, on ne peut qu’être en admiration devant cette version : elle témoigne d’un rafinement qui n’est pas le cas de celui de l’homme à la flèche. Son habit damassé est doublé d’une fourrure bleu pâle aux manches et au col, qui rappelle avec goût l’étoffe tout juste sortie pour l’occasion (on y voit encore les plis) qu’il arbore sur l’épaule. Son col est pourpre, réhaussé lui aussi de motifs, et tranche avec l’austère noir de l’habit (deux couleurs d’une grande valeur).
Et que dire de sa stature ?! Il est droit, digne, le regard fixe et fier. Et il peut ! Il est l’un des personnages les plus prestigieux de la cour. Mais alors, la lueur dans le regard, qu’est-ce ? Le doute qui le ronge ? Sa faiblesse ? Etonnant pour quelqu’un d’une telle aisance. Qui craindrait-il ? Personne… sauf Dieu. Dieu a les vaniteux et les orgueilleux en horreur et les envoie brûler en enfer. Mais qu’Antoine s’en aille en paix : il échappera à la damnation éternelle car les institutions religieuses que les siens et lui-même rémunèrent prient pour le salut de leur âme.
Cinq cents ans nous séparent de ce tableau. Pourtant, il nous parle encore. L’image qu’il a voulu laisser aux générations futures n’a pas changé. Elle nous laisse en admiration et en émois. Peut-être est-ce cela l’immortalité ?
Suggestion d’accompagnement musical :
Orientation bibliographique :
- S. KEMPERDICK, Rogier Van der Weyden, coll. ‘Maîtres de l’art flamand’, Könemann, 2000 (1999).
- D. DE VOS, Rogier Van der Weyden, Hazan, Anvers, 1999.
- T.-H. BORCHERT, Le siècle de Van Eyck, 1430-1530 : le monde méditerranéen et les Primitifs flamands, Ludion, 2002.
Catégories : Peinture

La fureur du combat : une main brandie empoignant un sabre. Le coup est prêt à s’abattre et l’épée de l’adversaire (qu’on voit brandie en fond) tentera de le contrer. Tentera… car la détermination du guerrier semble affirmer le contraire. Observons comme les doigts sont refermés avec force autour de la fusée (manche) du sabre. Et puis cette tête penchée de trois quart vers l’avant, avec ce regard haineux qui nous hypnotise malgré l’ombre du chaperon. Les traits du visage sont crispés ; il hurle. Soyez attentifs et vous entendrez le cri du guerrier. Même son nez pointu semble vouloir agresser son adversaire. Et que dire de son armure qui le recouvre plus que tout autre belligérant ? Elle renforce sa détermination à vouloir un combat rude et sans merci.

Commençons par le registre droit représentant les deux cavaliers florentins. Nous pouvons nous avancer en disant qu’il s’agit de Piergiampaolo Orsini et Ludovico Scarampo, les deux commandants des troupes de Florence. Le premier, au fond, est déjà engagé dans la bataille et le second, presque de dos, vient à sa rescousse. La position de ce dernier est un technique pour inviter le spectateur à entrer dans la scène. Comme le protagoniste, nous arrivons alors que le conflit fait déjà rage. Lançons-nous dans la mêlée, la victoire en dépend ! Il parvient a en extraire l’étendard. L’attitude des Florentins est différente de celle des Milanais : ils sont beaucoup plus réfléchis, moins enragés, ce qui n’enlève en rien leur détermination (voyez l’étude à gauche). D’ailleurs, le combattant au premier plan ne porte-t-il pas le casque à l’effigie de l’antique Minerve, garant de la réflexion (tout comme le dragon, dans certaines copies alternatives) ? Mais ce sont surtout les chevaux qui nous interpellent : ils s’entrechoquent déjà ; leurs pattes s’entremêlent, leurs cous se tordent, leur crin flotte au vent après la charge folle. Ils vont même jusqu’à se mordre ! Quant au cheval au fond, il ouvre grand la gueule et henni. On imagine aisément le choc ressenti. Quelques instants plus tard, moins d’une seconde peut-être, ce sera aux guerriers de s’affronter.
la richesse des motifs assombrissent la partie gauche et attirent notre oeil. Ensuite, la rage qui se dégage des deux Milanais est fascinante. Regardez comme le personnage déjà évoqué au début prend appui sur la hampe (l’autre enjeu de ce conflit, avec l’étendard déjà arraché par les Florentins). Le sabre est suspendu et prêt à trancher tout ce qui pourrait s’y opposer. Francesco Piccinino et Niccolo, son père, tous deux commandants des troupes milanaises, incarnent la colère, la furie, la rage du combat à eux seuls. Ils fascinent même, nous l’avons déjà dit. Les attributs vestimentaires du personnage de gauche étonnent : ils paraissent exotiques, faits tantôt de coquillages, de peau, de cornes, de chaînes et de métal. Mais lorsque nous lisons de plus près, la figure de bélier, les cornes d’Ammon et la peau de bélier nous évoquent immédiatement le dieu Mars, dieu de la guerre et soulignent la bestialité guerrière des combattants. Ils se tordent et grimassent. Le cavalier de gauche ne forme plus qu’un avec l’animal, dont l’absence de la tête est remplacée par le buste du combattant. Les limites de sa cuirasse sur sa jambe sont floues. Quel spectacle affligeant et fascinant à la fois ! A la bestialité guerrière de Mars répond la tactique réfléchie de Minerve, son vainqueur.


















